Il arrive qu'on soit davantage amoureux de l'amour que de telle ou telle femme. De même je me soupçonne parfois de goûter plus l'idée du vin que le bouquet, la robe, la saveur, la texture de ce graves-ci, de cet hermitage-là. Après tout, que serait la cerise sans l'été ? Juste un peu de pulpe de fruit sucrée s'il n'y avait, autour du fruit, ou en-deçà, ou au-delà, ou au dedans, la clairière des grandes vacances, l'odeur des foins, les cuisses des filles au sommet de l'échelle, leur rire quand elles sautent des branches, le bleu et le blanc du ciel bus à la renverse.

Alors l'idée du vin ? Un vin idéal peut-être qui marierait des suavités inédites ? Non, mieux vaudrait parler du sentiment du vin, comme on parle du sentiment de la nature, et qui mêle de manière indissoluble tout ce qui s'y associe : la terre et les nuages, le profil des coteaux, les mains des vignerons, la courbe et l'odeur des caves, la fumée bleue qui monte des fagots de sarments, la saison où il convient de le boire, les convives qui le partageront, les livres qui le vantent, l'anguille ou le lièvre nés et morts tout juste pour s'y accorder.

Suis-je, en vérité, comme je tente de le faire croire, plus amateur du sentiment du vin que du vin vrai, de celui qui se hume, vous tapisse les muqueuses, vous promet un sommeil sans rêves ? Je vois déjà sourire quelques amis… Mieux vaut me contenter d'affirmer que ce que je sais du vin me le fait mieux boire, de plus près. Et que le goût du vin est à lui seul une raison suffisante de longer la Loire même s'il est difficile, à pied, de musarder de cave en cave et de se charger de bouteilles.

Thierry Guidet, La compagnie du fleuve, Mille kilomètres à pied le long de la Loire, pages 119-120.